La solitude des aînés : un défi abordable

Pacifique Kambale Tsongo – AQDR 

Ma découverte de la solitude des aînés[1] remonte à mon arrivée à Québec, en provenance de la République Démocratique du Congo, en septembre 2015. Depuis ce temps, je fais des études en théologie à l’Université Laval. En arrivant à Québec, j’ai été bien accueilli. Ce bon accueil m’a encouragé à m’engager dans des relations avec mes nouveaux compatriotes, les Québécoises et les Québécois. Au-delà de ma communauté et de mon entourage universitaire, j’ai eu envie de nouer des liens avec des gens du quartier.

L’Entraide des Ainés de Sillery m’a servi d’intermédiaire pour rejoindre les ainés, mes voisins. Cet organisme entend « contribuer activement au bien-être de nos aînés ». Il m’a admis comme bénévole. C’est ainsi que j’ai commencé à rendre des visites d’amitié à ceux et celles auprès de qui j’étais envoyé. C’est dans ces rencontres, au prime abord « de bon voisinage », que je me suis rapidement confronté au vécu désolant de la solitude des aînés. Et que mes visites d’amitié me sont devenues des moments uniques de relations qui nous font vivre, l’autre et moi.

Je raconte ici mon expérience : comment se passent de telles visites et les réflexions qu’elles suscitent chez-moi. En poursuivant ma pratique de visites amicales, je réalise que je contribue, modestement, à ma mesure et avec d’autres qui dans leur quartier s’y engagent aussi, à contrer la solitude des aînés. Un défi abordable et indispensable actuellement au Québec.

Les visites d’amitié sont des moments de relation

Les rencontres avec les aînés ont lieu habituellement à leurs résidences respectives, maisons ou appartements. Elles sont précédées par une rencontre au cours de laquelle un agent de l’Entraide des Ainés de Sillery présente l’un à l’autre le bénévole et l’aîné. Cette première mise en relation inaugure plusieurs autres. Sonner à la porte d’entrée et ouvrir la porte du lieu de résidence sont des gestes inauguraux à travers lesquels le bénévole et l’aîné s’accueillent mutuellement. Les rencontres peuvent également avoir lieu en dehors du domicile de l’aîné. Selon les possibilités, elles peuvent se dérouler dans un parc ou dans une balançoire. Les sentiers pédestres et les trottoirs se prêtent aussi bien à la rencontre. Marcher ensemble devient « rencontre » sur le chemin. Ces espaces hors du domicile permettent de bouger et de changer d’air. Ils sont aussi favorables à l’échange avec bien d’autres personnes. Sourire aux gens, les saluer ou participer à leurs jeux, toucher les feuilles, sentir l’odeur des fleurs, etc., sont autant d’opportunités qu’offrent ces rencontres extérieures.

Chacune des visites est programmée selon les disponibilités de deux protagonistes. S’il est facile de préciser l’heure à laquelle elles commencent, celle de la fin demeure parfois imprévisible. En effet, déterminer l’heure de la visite aide chacun à se disposer à la relation. Chacun ouvre son cœur pour y recevoir l’autre. Mais,  dans les visites d’amitié s’opère quelque chose de plus précieux qui défie le temps chronologique. En-deçà ou au-delà de ce temps, l’un fait partie prenante de la vie de l’autre, non seulement parce que les deux se souviennent du vécu de la rencontre, mais aussi parce que le temps passé ensemble tisse un lien entre eux si bien que les deux deviennent des « partenaires de vie ». On peut ne pas s’en rendre compte sur le coup. Mais c’est bien cela qui s’effectue. Dès lors, je vis comme bénévole parce que je rends visite à quelqu’un, et, de son côté, l’aîné mène sa vie non plus comme esseulé, mais comme un aîné recevant des visites d’amitié, mieux encore, un aîné qui a un ami. Un aîné aimé.

Rendre des visites aux aînés c’est, en fin de compte, être avec eux. « Être avec l’aîné », telle peut être, pour moi, une façon de résumer ce en quoi consistent mes visites d’amitié. Être avec un aîné, l’écouter, c’est comme ne rien faire, bien que l’écoute ne soit pas passive. Il s’agit de tenir dans la présence et d’entendre la parole que l’aîné m’adresse. Sa parole se donne à travers des histoires, des rires, des commentaires des photos ou des films, des anecdotes, des sanglots, des interrogations et des silences. Pour ma part, parler à l’aîné c’est entrer dans le mouvement de la parole. Ici, il n’y a ni utilité ni productivité. Ce qu’il y a, c’est la relation à travers la parole. Ainsi, visite d’amitié rime avec relation. Relation que rendent possible la présence et le dialogue.

La solitude des aînés est un signe

« C’est le seul visage pour cette semaine. » Cette parole, qui retentit encore en moi, m’a été dite au terme d’une première visite d’amitié par un aîné qui avait passé toute une semaine d’hiver chez lui sans rencontrer personne. Bien qu’il habite un bloc-appartements, il n’avait échangé aucune salutation, car « même quand on se croise à la buanderie, on ne se parle pas », avait-il confié. L’unique livreur qu’il attendait lui avait téléphoné pour lui annoncer qu’il venait de déposer la commande à la porte. Il était donc seul.

Ce vécu solitaire révèle la solitude que vivent plusieurs dans notre société. Les récentes statistiques ont fait état de plusieurs personnes qui vivent seules ou qui se sentent seules, dont les aînés. Le numéro d’hiver 2018 du magazine Contact indique qu’« au Québec, d’après le dernier recensement de Statistique Canada (2016), le tiers des ménages sont composés d’une seule personne. Ce taux représente plus d’un million d’individus dans leur logis sans conjoint, sans enfants, sans parents, même sans colocs. » Ce taux est de « 33,3% comparativement à 28,2% pour l’ensemble du Canada; des femmes (près de 54%) et des personnes âgées en plus grand nombre ». Même si pour certaines personnes, habiter seul n’est pas synonyme d’isolement, on peut soutenir que vivre en solo a affaire avec la solitude. C’est sous cet angle que la solitude des aînés peut être considérée comme un signe qui indique une solitude largement partagée dans la société.

J’ai précédemment mentionné mon départ de mon pays. Quelque chose de la solitude s’y joue. Partir de chez moi m’a détaché des miens, de mes façons de vivre et de ma terre d’origine. Cette rupture m’a ouvert aux relations avec les autres humains rencontrés en terre québécoise. Je retiens de ce parcours que l’absence des relations antérieures a été un creuset où se sont tissées de nouvelles relations. De là, j’ose soutenir que la solitude des aînés, et aussi celle d’autres personnes, peut être comprise comme un défi, mais bien davantage comme une ouverture à la relation. Elle se présente comme une disposition, celle de quelqu’un qui est prêt pour la rencontre. En d’autres mots, elle est une « pauvreté » favorable aux alliances. Par pauvreté, j’entends nommer à la fois le manque (solitude comme manque de relation) et la position de celui qui se rend disponible à la rencontre et qui, du même geste, exprime sa disponibilité.

La solitude des aînés, un défi abordable

Nous le constatons, la solitude des aînés est une pauvreté qui se donne à entendre. Elle interpelle tout un chacun et la collectivité. Mais alors, comme collectivité, comment l’entendons-nous ?

Le Québec compte plusieurs organismes communautaires qui se dévouent pour les aînés, dont l’Association Québécoise de Défense des droits des personnes Retraitées et préretraitées, et l’Entraide des Aînés de Sillery. Chacun d’eux représente une façon de répondre à la pauvreté des aînés. Chacun d’eux atteste que cette pauvreté est effectivement abordable. Selon la façon dont ils l’entendent, les initiateurs et les collaborateurs des organismes trouvent des façons de faire pour être en relation avec les aînés pour le bien des aînés. L’écoute est donc primordiale. L’action émerge du lieu de l’écoute et en est le prolongement en vue de la relation. Une telle action échappe à la tentation de bâtir des projets qui répondent aux « urgences » perçus du seul point de vue des entrepreneurs. « Prenez donc garde à la manière dont vous écoutez », dirait un auteur biblique. Agir après avoir patiemment écouté paraît moins combler un besoin que participer du désir de vie de l’autre et pour l’autre.

Pour terminer, je voudrais évoquer une pratique que les anciens, dans leur langage, ont nommé accompagnement spirituel. Sans prétendre en donner une définition exhaustive, je me limite à indiquer que cette pratique consiste dans un parcours d’amitié entre deux ou plusieurs personnes. Celles-ci cheminent ensemble dans l’écoute mutuelle et le partage de la parole. Dans leur cheminement, elles lisent diverses dimensions de la vie. Chemin faisant, elles en retrouvent la richesse et la beauté, en  construisent une certaine cohérence, une orientation et des significations. Ceci dit, ce que l’on désigne en termes d’accompagnement spirituel – et non psychologique bien entendu – est une amitié qui ouvre à la quête de sens. Cette quête est l’affaire de tout humain. Elle concerne aussi les aînés. Sa pratique se réalise avec quelqu’un d’autre. Mais elle n’est pas l’apanage de toute personne de bonne volonté. Pour ma part, l’accompagnement spirituel semble une des façons essentielles de prendre soin des aînés solitaires pourvu qu’il soit pratiqué dans sa juste mesure.

[1] Le générique masculin sert uniquement à alléger le texte.

AQDR