Des amendes pour maltraitance, mais aucune directive pour les imposer

Adoptée en 2017, la Loi visant à lutter contre la maltraitance envers les aînés et toute autre personne majeure en situation de vulnérabilité a été renforcée en avril dernier par l’ajout d’infractions pénales prévoyant des amendes allant jusqu’à 250 000 $. Plus de six mois plus tard, sur le terrain, qu’il s’agisse des familles, des policiers ou des commissaires aux plaintes, personne ne semble savoir précisément quel est le chemin à prendre pour que ces infractions soient sanctionnées.

« On a annoncé en grande pompe qu’on ajouterait ces infractions pénales comme un rempart supplémentaire pour protéger les personnes vulnérables, plus particulièrement en CHSLD. Au moment où on a mis ces mesures-là en place, on n’a pas du tout pensé à la façon dont ça allait être appliqué Â», lance au bout du fil Patrick Martin-Ménard, avocat spécialisé dans les causes médicales.

Depuis avril dernier, des infractions pénales prévoient des amendes à l’égard de l’auteur d’un acte de maltraitance, mais également de toute personne qui manque à son obligation de le signaler. Ces nouvelles dispositions ont été ajoutées à l’initiative de la ministre responsable des Aînés de l’époque, Marguerite Blais, mais aucune directive n’a été donnée depuis par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) sur leur application.

Daniel Pilote en a fait les frais. Il a déposé début août une plainte pour maltraitance à la police de Saint-Jean-sur-Richelieu contre le CHSLD où il réside, en vertu de la nouvelle loi. Depuis, l’homme qui souffre de dystrophie musculaire n’a toujours pas de nouvelles de sa plainte.

« Ce n’est pas normal que cette plainte reste dans le néant et qu’encore aujourd’hui, M. Pilote souffre de maltraitance institutionnelle Â», lance Paul G. Brunet, président du Conseil pour la protection des malades et représentant de M. Pilote dans le dossier.

Depuis quelques mois, les employés du CHSLD où réside M. Pilote doivent suivre une nouvelle procédure pour l’installer dans son fauteuil, un changement qui lui cause bien des souffrances.

« La toile utilisée [par le personnel] pour asseoir Daniel dans son fauteuil ne permet pas de le pousser dans le fond du fauteuil. Il reste toujours 1 à 2 pouces dans le fond, où son dos n’est pas accoté. Son dos n’est pas paralysé, alors il n’est pas bien, il souffre Â», déplore Me Brunet.

Ignorant la procédure à suivre, le chef de la police de Saint-Jean-sur-Richelieu a effectué les vérifications nécessaires auprès du MSSS. Il a ensuite confirmé à M. Pilote qu’il ne traiterait pas son dossier puisque cela ne serait vraisemblablement pas de son ressort, mais de celui du MSSS.

« Le dossier de M. Pilote est en cours d’évaluation par les autorités compétentes, et s’il s’avère qu’après analyse il y a eu manquement, et qu’il y a lieu de déposer un dossier d’accusation au DPCP [Directeur des poursuites criminelles et pénales], le ministre (par personne déléguée) va désigner un inspecteur ou un enquêteur pour faire le lien avec le DPCP Â», a répondu Stéphane Bélanger, directeur du service de police, au représentant de M. Pilote. Une information confirmée par le responsable des communications du ministère, Robert Miranda.

Le Devoir a voulu vérifier auprès d’autres institutions si elles avaient reçu des directives du MSSS. Le Service de police de la Ville de Montréal a précisé que selon sa « compréhension actuelle, [il] ne devrait pas être mandaté pour l’application des procédures pénales prévues à la Loi visant à lutter contre la maltraitance envers les aînés et toute autre personne majeure en situation de vulnérabilité Â». De son côté, le département des communications du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal a indiqué que sa commissaire aux plaintes « attend les lignes directrices du ministère de la Santé et des Services sociaux en lien avec l’application de ces amendes-là Â».

Manque d’indépendance ?

Le DPCP a confirmé au Devoir ne pas avoir traité de dossier en lien avec ces infractions.

« S’il y a une allégation, une infraction ou une dénonciation quelconque qu’une infraction est commise, il y a une enquête par des gens mandatés à cette fin-là par le ministère. Les personnes qui sont désignées, je ne sais pas de quelle façon elles le sont Â», précise quant à elle Audrey Roy-Cloutier, porte-parole du DPCP. « La loi est là, elle existe, mais il semble falloir attacher quelques ficelles Â», ajoute-t-elle.

Me Patrick Martin-Ménard remet en question l’« indépendance Â» de ce processus.

« L’application d’infractions pénales revient aux corps policiers ou à des agents de la paix qui ont une formation particulière. Un processus interne au sein du ministère de la Santé, c’est fortement problématique Â», dit-il. Selon lui, l’enquête sur le CHSLD Herron en est un bon exemple. « L’enquêteur du ministère est allé dire dès la première journée que c’était la faute des propriétaires et que le CIUSSS avait fait un très bon travail, alors que dans l’enquête publique de la coroner, on a eu une version bien différente Â», rappelle-t-il. Lors des audiences publiques, le témoignage d’une cadre a démontré que rien n’était maîtrisé au CHSLD Herron, au moment où son employeur, le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, rassurait le gouvernement.

Une famille dans le brouillard

« On a une loi contre la maltraitance, mais personne pour l’appliquer ! Â» lâche Renée Binette, dont la mère, Inès Binette, est résidente d’un CHSLD des Laurentides.

« Mais on va où pour faire ça ? Jamais personne ne nous en a parlé […] Notre mère vit encore aujourd’hui la même chose, dénoncée il y a plus d’un an Â», déplore Mme Binette.

Depuis 16 mois, les enfants d’Inès Binette ne savent plus à quel saint se vouer. Leur mère réside dans un CHSLD privé non conventionné du groupe Arbec à Saint-Jérôme, et la famille cumule les signalements à la commissaire aux plaintes, qui a formulé 37 recommandations dans un seul rapport, où elle conclut que la dame de 91 ans est bien victime de maltraitance physique et organisationnelle.

« Lorsqu’un employé ne connaît pas le plan de travail ou la routine de ma mère, c’est là que de nombreuses situations de maltraitance se produisent, comme tirer sur ses bras pour la lever bien qu’elle ait une douleur chronique à l’épaule, des chutes au sol lorsqu’un employé tente de la faire marcher avec son déambulateur même si les déplacements doivent se faire avec un appareil, le fait de changer sa couche à des horaires fixes plutôt qu’au besoin […] Il n’y a pas de lavage entre les changements de culotte, on l’invite à uriner dans une couche alors qu’elle n’est pas incontinente et demande d’aller à la salle de bains… Â» énumère, découragée, la fille de Mme Binette.

Les enfants envisagent, si la situation persiste, d’évaluer avec un avocat si des gestes criminels de maltraitance ont été commis à l’encontre de leur mère pour déposer une plainte à la police.

« Il y a aussi la possibilité de la poursuite au civil contre le groupe Arbec. Notre mère a amplement de conséquences physiques et psychologiques. D’une mère fière et heureuse, elle dit parfois vouloir mourir pour cesser ses douleurs. Elle demande même à ses défunts parents de venir la chercher ! Est-ce qu’on doit attendre le décès pour agir ? Il sera trop tard rendu là Â», soupire Renée Binette.

Selon Me Brunet, du Conseil pour la protection des malades, des centaines de comités des usagers et de familles sont en attente de connaître la procédure à suivre pour déposer leur plainte en vertu de la nouvelle loi.

INFRACTIONS PÉNALES PRÉVUES PAR LA LOI 6.3

– Une infraction est passible d’une amende de 5000 $ à 125 000 $ dans le cas d’une personne physique, ou d’une amende de 10 000 $ à 250 000 $ dans les autres cas (CHSLD, etc.).

– Quiconque contrevient à l’obligation de signaler sans délai un cas de maltraitance est passible d’une amende de 2500 $ à 25 000 $, et d’une amende doublée en cas de récidive.


Une version précédente de ce texte, qui mentionnait qu’Inès Binette est résidente d’un CHSLD de Saint-Jean-sur-Richelieu, a été corrigée. L’établissement se trouve plutôt dans les Laurentides.

source : ledevoir.com , stéphanie vallet

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