Délestage dans les hôpitaux 

Quand une poignée d’infirmières changent la donne

Une poignée d’infirmières motivées à changer les choses.

Cinq infirmières de l’hôpital Jean-Talon (HJT), pour être plus précis. Cinq autres à l’hôpital Fleury. Et sept à l’hôpital du Sacré-Cœur.

Au cours des quatre dernières semaines, en pleine cinquième vague, c’est ce que cela a pris pour changer la vie de 512 patients en attente d’une opération.

Parmi ces patients, plusieurs sont atteints d’un cancer.

Autant de malades convaincus que l’ampleur du délestage causé par la force de la cinquième vague allait compromettre leur chance de passer sous le bistouri en ce début d’année 2022.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSEAccueil d’un patient à l’hôpital Jean-Talon

La Presse vous raconte la solution créative des équipes des blocs opératoires de ces trois hôpitaux du CIUSSS-du-Nord-de-l’Île-de-Montréal qui a permis aux patients d’être opérés, malgré le délestage actuel.

Dans le réseau de la santé, le délestage, c’est quand on demande à un employé de quitter son service pour aller prêter main-forte ailleurs, où les besoins sont plus urgents.

Dans le langage populaire, le terme sert aussi à décrire l’annulation ou le report d’opérations et de rendez-vous jugés moins urgents pour laisser la place aux patients infectés par le coronavirus.

Le grand effet d’un petit nombre

Alors, comment un si petit nombre d’infirmières a-t-il pu avoir une si grande incidence ?

Fin décembre, en raison de la hausse fulgurante des hospitalisations dues à la COVID-19 conjuguée à un record d’absentéisme du personnel soignant en raison du virus, les blocs opératoires ont recommencé à tourner au ralenti (opérations réduites à 50 %) dans la province.

Sauf les cas urgents, il était impossible de faire des opérations nécessitant des hospitalisations, faute de personnel en nombre suffisant sur les étages.

Plusieurs infirmières du bloc opératoire étaient alors sur le point d’être déplacées ailleurs dans le réseau. Une fois de plus.

C’était imminent.

C’est là que Régis Godin et le DMichal Nowakowski – deux gestionnaires du bloc opératoire de HJT – ont eu une idée qui allait tout changer.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSERégis Godin, chef intérimaire du bloc opératoire de l’hôpital Jean-Talon

« Je trouvais ça épouvantable qu’on n’opère pas alors que j’avais du personnel », raconte M. Godin, chef intérimaire du bloc opératoire de HJT.

Et si les infirmières du bloc opératoire allaient prêter main-forte en chirurgie d’un jour ? se sont dit M. Godin et le DNowakowski. L’avantage de la chirurgie d’un jour, c’est qu’elle ne nécessite pas d’hospitalisation, sauf en cas de rares complications.

Les listes d’attente en chirurgie ne cessent de s’allonger en raison de la pandémie. Celles en chirurgie d’un jour ne font pas exception.

Des patients atteints de cancer se retrouvent sur cette liste.

Or, le personnel du service de chirurgie d’un jour avait déjà été délesté sur d’autres étages en raison du nombre élevé de collègues absents, mis K.-O. par le virus. Dans ce contexte, aucune intervention d’un jour ne pouvait avoir lieu.

Les tâches des infirmières sont cependant très différentes dans ces deux services. Au bloc opératoire, elles assistent le chirurgien durant l’opération. En chirurgie d’un jour, elles ne sont pas « physiquement » dans la salle d’opération. Elles préparent le patient avant l’opération et s’occupent des soins postopératoires, s’assurant que le patient soit en état de rentrer à la maison le jour même.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSEGuillemette Manzoni, infirmière délestée du bloc opératoire et envoyée en chirurgie d’un jour, s’occupe d’un patient à l’hôpital Jean-Talon.

Avec une courte formation donnée aux infirmières du bloc, ce serait possible, se sont dit les deux gestionnaires. Le DNowakowski a été inspiré par ce qu’il a observé au moment de séjours en région à titre de « médecin dépanneur ».

Cela se fait déjà dans de petits hôpitaux loin des grands centres, aux Îles-de-la-Madeleine et en Gaspésie, notamment, explique l’anesthésiste. Les infirmières là-bas doivent être polyvalentes, et faire tant du bloc opératoire que de la chirurgie d’un jour.

Mais encore fallait-il que les infirmières soient motivées, sinon le projet était voué à l’échec, précise M. Godin, lui-même infirmier de formation.

« C’est là qu’on se sent le plus utile »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSEGuillemette Manzoni, infirmière à l’hôpital Jean-Talon

« On aurait toutes voulu rester au bloc opératoire, c’est notre spécialité, raconte l’infirmière Guillemette Manzoni. Mais le département de chirurgie d’un jour, c’est là qu’on se sent le plus utile et le plus efficace actuellement, puisque c’est ce qui se rapproche le plus de notre expertise. »

Rencontrée fin janvier, à l’étage de chirurgie d’un jour de l’hôpital Jean-Talon (HJT), l’infirmière nous montre sa liste de patients de la semaine. Il y a des cas de cancer du sein, de hernies, d’opérations bariatriques, de fermetures de stomie.

Une colonne de chiffres attire notre attention : 825, 594, 853, etc. C’est le nombre de jours d’attente du patient. Ainsi, pour une opération bariatrique, certains attendent depuis près de trois ans.

Ce n’est pas qualifié d’opération urgente, mais le surpoids entraîne tellement de complications, certaines douloureuses comme des hernies hiatales, qu’une telle opération a un immense impact sur leur qualité de vie.

Guillemette Manzoni, infirmière

Ces jours-ci, des patients pleurent de joie, d’autres poussent carrément des cris de bonheur quand ils entrent à l’hôpital pour finalement passer sous le bistouri, raconte l’infirmière.

Les patients qui attendent depuis le plus longtemps ainsi que les cas oncologiques ont la priorité pour les interventions d’un jour, précise le DMichal Nowakowski.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSEGuillemette Manzoni, infirmière

« Imaginez une femme qui apprend qu’elle ne peut pas se faire retirer sa tumeur avant deux, quatre, parfois six mois en raison de la situation critique dans les hôpitaux. Pensez à l’angoisse à l’idée que le cancer ne se développe en elle durant tout ce temps », poursuit l’infirmière Guillemette Manzoni, visiblement heureuse de pouvoir avoir un effet sur la vie de ces patientes.

Vivre dans la peur

Cette angoisse, Annik Bergeron la connaît trop bien. La mère de famille de 46 ans a reçu un diagnostic de cancer du sein le 3 novembre dernier. On lui propose alors une mastectomie totale du sein droit et une reconstruction. Son oncologue lui dit que le tout aura lieu lors d’une opération d’un jour au retour des Fêtes.

Or, à partir de la mi-décembre, le stress de Mme Bergeron grimpe avec la cascade d’annonces de Québec sur la situation critique dans les hôpitaux. Et si je ne pouvais plus être opérée en janvier ? se dit-elle. « J’avais peur que le cancer se développe », raconte cette directrice associée en conformité et révision scientifique dans un laboratoire de bioanalyse.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSEAnnik Bergeron, 46 ans

Durant ces semaines stressantes, ses deux ados – de grands sportifs – limitent leurs contacts le plus possible pour éviter de mettre la santé fragile de leur mère en péril. La vie de toute la famille est sur pause.

Quand Mme Bergeron reçoit l’appel de l’hôpital le 13 janvier – pour une intervention d’un jour le 17 –, elle est surprise. Le mot est faible. « Je m’estime chanceuse d’avoir eu l’opération aussi vite, témoigne-t-elle. Les infirmières avaient une belle énergie ; très attentionnées. »

Goutte d’eau dans l’océan ?

Une goutte d’eau dans l’océan quand on regarde les listes d’attente en chirurgie qui ne cessent de s’allonger depuis deux ans ?

À Jean-Talon, entre les 10 janvier et 4 février, « c’est quand même 193 patients opérés en chirurgie d’un jour à la place de 0 si on n’avait pas trouvé cette solution », souligne M. Godin, enthousiaste.

Grâce à cette idée – mais surtout grâce à la volonté des infirmières, insistent les gestionnaires –, pour la même période, Fleury en a réalisé 189 et Sacré-Cœur 131 (total de 512).

« Les impacts du délestage vont se ressentir très longtemps », prévient le DKowakowski.

« En toute sincérité, la durée avant qu’on puisse revenir au niveau de nos listes d’attente d’avant [la pandémie] n’est pas de l’ordre de mois, mais bien d’années, poursuit l’anesthésiste. Donc chaque patient qu’on peut opérer en ce moment, en plein délestage, c’est important. »

« On a été plus créatifs, plus agiles »

Des blocs opératoires fermés alors que les lits d’hospitalisation sont libres.

Ces images tirées de la première vague de la pandémie hantent toujours les équipes de chirurgie.

« [À l’époque,] on était prêts à accueillir les patients, mais il a fallu qu’on ferme les salles d’opération » sur l’ordre de Québec pour se préparer à une arrivée possible de patients atteints de la COVID, rappelle le DPierre Garneau, chef du service de chirurgie du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal (NIM).

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSEManon Rolland, chef de la préadmission opératoire, et le Dr Pierre Garneau, chef du service de chirurgie, tous deux au CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal

« Les directives venaient du ministère [de la Santé]. Personne ne bougeait. On était plus contemplatifs, se souvient-il. Mais on s’arrachait la tête de voir autant de lits vides. Pour nous, il y avait une incongruité parce qu’on connaissait l’état de nos listes d’attente. »

Plus grande autonomie aux hôpitaux

Aujourd’hui, en cette cinquième vague, le manque de lits est aussi problématique, souligne le DGarneau, « mais ce n’est pas parce qu’on a gardé des lits vides, c’est qu’on n’a plus de personnel ».

[Sauf que cette fois-ci], tout le monde s’est dit : ce n’est pas vrai qu’on va revivre cette frustration-là de ne pas pouvoir opérer les patients.

Le Dr Pierre Garneau, chef du service de chirurgie au CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal

Comme le ministère de la Santé a permis aux hôpitaux une plus grande autonomie en cette cinquième vague, le CIUSSS du NIM a pu consacrer des ressources en chirurgie d’un jour, explique son chef du service de chirurgie.

Résultat : en accordant la priorité aux cas oncologiques, ce CIUSSS a même pu faire fondre certaines listes d’attente. « Pour le cancer du sein, notre liste d’attente est meilleure qu’elle ne l’a jamais été », souligne le DGarneau.

« On a appris des leçons de la première vague, dit la chef de la préadmission opératoire au CIUSSS du NIM, Manon Rolland. Et on s’en est servis pour la cinquième vague. On a mieux anticipé nos contraintes de ressources humaines et de lits d’hospitalisation et on a été plus créatifs, plus agiles. »

Cela étant dit, « malgré toutes les bonnes solutions mises en place », globalement, on mettra des années pour reprendre les retards accumulés en chirurgie durant la pandémie, avertissent Mme Rolland et le DGarneau.

Mais au moins, en cette énième vague, les équipes de chirurgie se sentent moins impuissantes.

En savoir plus

  • 9606
    Nombre de patients qui attendent une intervention chirurgicale (de tous types) sur le territoire du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal
    CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal
    156 001
    Nombre de patients qui attendent pour une opération non urgente au Québec
    MINISTÈRE DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX, données en date du 1er janvier 2022

Source : lapress.ca CAROLINE TOUZIN

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